C’était l’époque où je fumais des Vogues abricot. Je vivais seule dans un petit studio du 19ème arrondissement de Paris.
C’est, par erreur me semblait-il, que j’avais trouvé le moyen de me faire embaucher comme ouvreuse dans un lieu de luxe discret : la renommée Salle Pleyel, temple de la musique classique et de la bienséance. (Je n’ai jamais su, jusqu’à aujourd’hui, pourquoi je bosse là où je bosse).
Chaque fois que j’atteignais l’imposant hall dont la moquette de velours rouge étouffait le bruit de mes bottes sales, le même sentiment rassurant m’envahissait. J’éprouvais simultanément une honte vague et dissimulée : j’avais l’impression d’être une impostrice. Ma présence entre ces murs blancs de la culture savante n’était pas légitime. Je faisais des noeuds dans mes collants pour ne pas qu’ils filent. Je parlais du “Piano Tiède” au lieu du “Clavier bien tempéré” (fugue de Bach, NDLR) et mes collègues musiciens, musicologues et mélomanes avaient réussi à me faire dire à des spectateurs que l’orchestre avait joué en rappel la Symphonie pour flûte de Beethoven. Je finis par ne pas me faire réembaucher la saison suivante à cause “d’un petit souci de présentation” (sic).
Il semblait que rien de mal ne pouvait arriver sur le tapis rouge, comme Audrey Hepburn déclarait dans un film culte que rien de mal ne peut arriver chez Tiffany.
Derrière le comptoir du vestiaire où les bourgeois déposaient leurs fringues de luxe, j’interceptais d’onéreux effluves parfumés. Les bourgeois m’apaisaient. Ils avaient l’air tranquille et satisfait d’eux-mêmes, loin de ma merde de bourses étudiantes et d’APL.
Dans les vestiaires d’une grande salle de concert parisienne, les marques cotées défilent. Mais une seule m’intéressait. J’avais en effet une lubie imbécile : je fantasmais sur les hommes en Burberry. Je ne sais pas pourquoi mon cœur avait jeté son dévolu à cet endroit particulier. Je reconnaissais immanquablement le beige à la fois caractéristique et ordinaire de ces imperméables. Je les croisais relativement souvent, pour mon plus grand plaisir. Je les plaçais avec un soin particulier sur le cintre, en observant la doublure à carreaux écossais devenue familière, puis les lettres dorées de l’étiquette qui me confirmaient que j’avais deviné juste : B-U-R-B-E-R-R-Y. Je pensais naïvement qu’un homme en Burberry ne peut être foncièrement mauvais. J’attachais toujours à cette population masculine une amabilité arbitraire. Ils me plaisaient, je me foutais de savoir pourquoi. J’aurais voulu être leur fille, leur femme, leur maîtresse, même leur secrétaire. J’aurais voulu profiter par bribes de leur argent et de leur élégance, ce que je faisais à ma façon pendant environ 25 secondes, le temps que leur opération de vestiaire soit effectuée et qu’ils m’aient gratifiée d’un « Merci, mademoiselle » en échange d’un ticket jaune de mauvais goût.
J’imaginais leur vie, je me demandais avec fascination comment ils étaient parvenus à entrer dans le cercle restreint des Hommes en Burberry. J’effleurais à peine leur existence, mais eux ponctuaient la mienne. Je les aimais sincèrement. Ils me faisaient rêver à d’autres sphères que, toutes considérations faites, je préférais continuer à idéaliser. La réalité de leur vie, certainement plus sordide que la mienne à bien des égards, ne m’intéressait pas. Je me contentais pleinement de respirer leur luxe calme en guise d’antidépresseur inavouable.
Les Hommes en Burberry passaient, défilaient, se ressemblaient, mais me procuraient à tout coup la même étincelle brève et vivifiante.
Ecrit en 2008, revu et corrigé au passé en 2014